385- Le jeune, le policier et les Première classe

... Le policier a tiré ; pendant un quart de seconde, il a dû se dire qu’il n’était pas vraiment en droit de le faire, selon la loi. Mais bon, il a si souvent vu ou en-tendu ses collègues en parler : la hiérarchie les protè-ge autant qu’elle peut. Il y a toujours moyen de s’en sortir, il suffira de dire qu’il était menacé par ce voyou, lui, son collègue, ou d’autres personnes. Et il va vraiment déclarer, par écrit, qu’on lui a foncé dessus. Mais voilà, le policier ne le sait pas : il a été filmé. Son tir va provoquer un sacré désordre...

            Pourquoi un motard de la police a-t-il tiré sur un jeune conducteur de 17 ans, alors qu’il se trouvait non pas devant le véhicule, mais côté portière, le tuant sur le coup d’une balle sur le côté de la poitrine ? Tout ce qu’avait fait ce jeune, aux yeux du policier, c’est de rouler trop vite, sur une voie réservée aux bus, de refuser de s’arrêter une première fois à la demande des motards. Le policier, a-t-on appris, était très bien vu, expérimenté, et a même été décoré trois fois, ce qui est bien rare.

            Et qu’a pu penser ce jeune garçon qui n’avait jusque-là commis que des infractions routières, alors qu’un des policiers l’a clairement menacé de lui tirer dessus ? A-t-il cru que telle chose était possible ?

            En décidant d’appuyer sur la gâchette, qu’a donc pu penser ce policier ? Exactement ce qu’on lui a appris ; que c’est lui qui représente l’ordre, qu’il est là pour empêcher un désordre, que celui à qui il s’adresse n’a déjà pas obéi par son acte de ne pas stopper son véhicule, et sans doute continue de refuser d’obéir au moins en paroles, le temps où il est bloqué par la circulation. Cet individu ose affronter la police, pire, il la méprise ! C’est quelque chose de grave, qui ne devrait pas exister. C’est le pire des désordres.

            Mais le jeune, lui, ne vit pas, mais alors pas du tout, avec cette logique-là. Pour lui, s’arrêter, c’est encourir une amende, puisqu’il n’a pas de permis, et il vient de plus de commettre une infraction, en ne s’arrêtant pas. Il a osé ne pas s’arrêter, et ça a marché. C’est la preuve que les flics ne sont pas si forts qu’ils le prétendent ; et ce flic qui joue à le menacer de son flingue, il fait comme les gens autour de lui : des menaces, du flan. Il n’a de toute façon pas le droit de tirer comme ça.

            Les deux, le jeune comme le policier, se sont trompés. Le policier vit avec orgueil ses décorations, qu’il a gagnées en se battant contre d’autres gens qui mettaient du désordre, les Gilets Jaunes. Il pense continuer dans la même ligne. Il veut garder l’honneur du camp de l’ordre, de la police. Le jeune, plus simplement, sait qu’il commet un petit délit, et ne s’attend absolument pas à ce qui va se passer. Lui ne défend que son petit honneur à lui. On ne sait pas quels mots ils se sont échangés. Mais on peut imaginer que le jeune n’a pas voulu baisser ni la tête, ni le ton, devant le policier : question d’honneur personnel.

            Le policier a tiré ; pendant un quart de seconde, il a dû se dire qu’il n’était pas vraiment en droit de le faire, selon la loi. Mais bon, il a si souvent vu ou entendu ses collègues en parler : la hiérarchie les protège autant qu’elle peut. Il y a toujours moyen de s’en sortir, il suffira de dire qu’il était menacé par ce voyou, lui, son collègue, ou d’autres personnes. Et il va vraiment déclarer, par écrit, qu’on lui a foncé dessus.

            Mais voilà, le policier ne le sait pas : il a été filmé. Son tir va provoquer un sacré désordre.

            Les deux se sont trompés, et lourdement. Le soir même, les plus hautes autorités de l’Etat, Premier ministre, Président de la République, ont répété que nous étions tous fortement émus, que nous étions tous la France, que nous vivons sur le même bateau. Eh bien, l’erreur, elle est là.

            Oui, nous vivons sur un même bateau, mais certains le commandent, disposent de postes magnifiques, sont au service de toute une classe de la population qui vit bien, ne se révolte jamais. Et d’autres, sur le même bateau, souffrent, que ce soit au travail ou par manque de travail. Parmi eux, nombreux doivent vivre d’une vie qui n’a pas de sens, qui n’a pas de perspective ni d’espoir, pour soi, pour ses proches.

            Le bateau France comprend des classes différentes. Et le drame, c’est que ceux qui vivent en troisième classe ne voient pas, ne savent parfois même pas qu’ils existent, ceux qui vivent en Première classe. Par contre, ils voient des policiers, car ceux de Première classe en ont besoin pour maintenir leur ordre. Ils en ont besoin et ils les utilisent chaque fois que la révolte commence quelque part dans les troisièmes classes.

            Aux quatre coins du pays, des jeunes ont repris ce qui devient une habitude : casser du flic pendant la nuit, pour venger un frère. Mais eux aussi ne voient que la police. Si l’on veut voir qui envoie la police, quel système cette police défend, et surtout, quel autre genre de système pourrait faire vivre vraiment tout le monde sur un beau bateau, il vaut mieux lire, réfléchir, s’organiser à plusieurs pour comprendre le monde dans lequel on nous oblige à vivre.

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